"Echecs en Noir et Blanc"

Hit-Parade

Kramnik vs Deep Fritz

Le match en 8 parties aura lieu à hôtel Royal Méridien de Manama, Bahrain, du 14 octobre au 30 octobre 2001. Le Cheik Hamad Bin Issa al-Khaleifa d'Emir offrant $1 million à Kramnik s'il gagne, $800.000 s'il annule et $600.000 s'il perd.

Extraits de la Conférence de presse du match Homme vs machine, par James Coleman (31 juillet 2001)

En attendant cette nouvelle confrontation d'un joueur à une machine nous vous présentons en rétrospective l'article de Pascal Herb sur le match Kasparov - Deep Blue, New York 1997, où il exprime son regard sur les points différents du jeu humain et IA.

Le combat Homme-Machine continue

Le dernier match opposant Kasparov à l'ordinateur Deep Blue d'IBM a vu la victoire de ce dernier. Annoncée à grand renfort d'annonces de presse, celle-ci mettrait fin à la suprématie de l'homme sur la machine. Mais qu'en est-il réellement?

Deep Blue, ou tout ordinateur, est une création humaine. Mais Deep Blue est un ordinateur de type particulier, appelé ordinateur à architecture parallèle. fi est constitué de plusieurs processeurs spécifiques travaillant simultanément, et s'échangeant constamment des données. Chaque processeur possède sa mémoire propre, et est relié à une mémoire centrale gigantesque. Sa puissance de calcul est donc phénoménale, puisqu'elle atteint l'évaluation de 200 millions positions par seconde! D'après ses créateurs, Deep Blue arrive à deviner le prochain coup de Kasparov la moitié du temps, et donc l'ensemble des positions qui en découlent.

Il est doté, outre de sa fonction d'évaluation de position, d'un module d'apprentissage, basé sur le modèle des réseaux de neurones. Cela lui permet de "reconnaître" des positions déjà jouées sur un échiquier (toutes les positions qui ont été jouées depuis l'invention du jeu sont dans sa mémoire, et bien sûr toutes les parties de Kasparov!), mais également des positions similaires. Le bon plan à appliquer lui vient donc rapidement, sans gros efforts de calcul.

Comment calcule-t-il? A la différence d'un cerveau humain qui ne sait presque rien à sa naissance mais apprend tout rapidement (apprentissage), un ordinateur sait tout à sa naissance (mémoire), mais apprend très lentement. Il procède par l'évaluation numérique (une note) de toutes les positions qu'il est capable de générer en un temps donné (= horizon, de l'ordre de 10 à 15 coups plus loin), puis choisit comme coup celui lui donnant la note maximale. fi est comme un aveugle recherchant le plus haut sommet; il n'a aucune vision globale de la situation. Dans ce schéma de fonctionnement, la fonction d'évaluation des positions est la clé de la force "logicielle" de la machine.

Pourquoi tant d'argent investi dans ce type de recherche ? Le jeu d'Echecs ne représente pas à lui seul un marché commercial suffisant pour que l'investissement dans de tels ordinateurs soit rentable. La finalité est de créer des ordinateurs "intelligents", c'est-à-dire autonomes sur le plan logiciel. Une intelligence artificielle, basée uniquement sur la programmation, permettrait aux ordinateurs des prises de décisions dans tel ou tel domaine, devenu trop complexe pour l'homme (défense, politique, financier, etc...). L'ordinateur serait capable d'emmagasiner tous les paramètres d'un problème complexe et de prendre ainsi la "bonne" décision. Le jeu d'Echecs représente pour l'Intelligence Artificielle (IA) un champ d'expériences idéal situations complexes (positions), multiples intervenants (pièces), opposition (adversaire), évaluation des conséquences (positions obtenues), prise de décision (coup), but (victoire). La victoire de Deep Blue sur Kasparov n'est en aucun cas une victoire pour l’Intelligence Artificielle, car l'augmentation de force de Deep Blue est dûe dans sa plus grande part à l'augmentation de puissance du matériel (hard), et non du logiciel (soft). Mais la force brute de calcul rattrape, dans ce cas précis, le manque d"'intelligence" de la machine.

Nous allons voir, à travers l'étude rapide des parties du match, les forces et les faiblesses du plus fort des ordinateurs au monde jouant aux Echecs. Tout joueur possédant un logiciel ou un ordinateur dédié y retrouvera les mêmes caractéristiques de jeu de son adversaire inhumain, à un niveau plus élevé, bien sûr.

Activation des figures sur des cibles repérées

L'ordinateur est un redoutable tacticien. A chaque partie où le combat se situait sur cet thème, l'ordinateur devenait imbattable. «A chaque échange, il ne s'arrête pas à son horizon, mais poursuit les échanges (ou sacrifices) jusqu'à épuisement». Dans ces conditions, une cible représentée par le gain d'un pion ou d'une figure, ou un Roi sans domicile fixe représente des proies faciles pour la machine.


Deep Blue - Kasparov,G New York, Match (6) 1997.









L'exemple de la 6ème et dernière partie est exemplaire â ce titre. La suite de la partie fut: 7. ... h6? 7. ... Fd6. 8. Cxe6 De7 Pour libérer la case de fuite d8 au Roi noir. 9. O-O fxe6 9. ... Dxe6 10. Te1. 10. Fg6+ Rd8 11. Ff4 Pour le contrôle de la case de fuite c7. Les Noirs se doivent de trouver un développement mettant leur Roi en sécurité. 11. … b5 12. a4 Avec une ouverture éventuelle de la colonne "a", tout en recherchant un affaiblissement de b5, seule couverture du refuge futur du Roi baladeur. 12. ... Fb7 13. Te1 L'activité de la Tour est maximale sur une colonne ouverte. Le pion e6 est une cible toute désignée. 13. ... Cd5 14. Fg3 Rc8 15. axb5 Le 12ème coup est maintenant pleinement justifié. 15. ... cxb5 16. Dd3 Fc6 17. Ff5 Chaque coup porte! 17. ... exf5 18. Txe7 Fxe7 19. c4 abandon. 19. ... bxc4 20. Dxc4 Rb7 21. Da6 mat.


L'ordinateur a toujours eu un faible pour le gain matériel, surévalué dans sa fonction d'évaluation de positions. En l'absence d'avantages sonnants et trébuchants, il active de façon parfaite ses figures sur les moindres lignes (colonnes, rangées et diagonales) qui lui sont laissées. Pour preuve la 2ème partie où la colonne "a" et la diagonale a7-g1 suffisent pour terrasser Kasparov.


Deep Blue - Kasparov,G New York, Match (2) 1997.









22. b4 Dc7 23. Tec1 c4 La menace était 24. c4! bxc4 25. dxc5 bxc5, laissant les pions noirs de l'aile dame dans une affligeante faiblesse.

24. Ta3 Prise de possession d'une colonne : l'on augmente la pression sur celle-ci avant son ouverture. 24. ... Tec8 25. Tca1 Dd8 26. f4! Cf6 26. ... exf4 livrerait la case d4 pour un Cavalier blanc alors dominateur. 27. fxe5 dxe5 28. Df1! Avec des menaces comme 29. Fxh6, ou triplement sur la colonne "a" avec 29. T1a2 et 30. Da1. Cela évite également la défense basée sur 28. ... bxa4 suivi de 29. ...Fb5. 28. ... Ce8 29. Df2 Cd6 30. Fb6 De8 31. T3a2 Fe7 32. Fc5 Ff8 33. Cf5 Fxf5 34. exf5 f6 35. Fxd6 Fxd6 36. axb5 axb5 37. Fe4! Txa2 38. Db6 poserait trop de problèmes aux Noirs. En échangeant une Tour, ceux-ci amenuisent la puissance offensive blanche. 38. Dxa2 Dd7 39. Da7 Tc7 40. Db6 Tb7 41. Ta8+ Rf7 42. Da6 Dc7 43. Dc6 Menace de mat par 44. De8. Les Noirs ne peuvent échanger les Dames car le pion en c6 devient trop fort : 43. ... Dxc6 44. dxc6 Tc7 45. Fd5+ Re7 46. Tg8. 43. ... Db6+ 44. Rf1 Tb8 45. Ta6 abandon. Les Noirs sont forcés à l'échange, les menant à une finale sans espoir.


Un horizon suffisant pour les finales

Le point faible des ordinateurs jouant aux Echecs a toujours été les finales. Le nombre de coups possibles augmente à mesure que les figures enjeu disposent de plus d'espace, ou plus de cases. Le manque de visibilité, ou de cibles identifiables rendent cette partie du jeu compliquée pour l'aveugle qu'est l'ordinateur. Avec Deep Blue , la puissance de calcul lui permet une visibilité suffisante pour annuler des finales compromises.

Voyons la 4ème partie Deep Blue - Kasparov.


Deep Blue - Kasparov,G New York, Match (4) 1997.









34. Tb1 Malgré un pion de plus, Deep Blue possède une mauvaise finale. Sa structure est constituée de 4 groupes de pions faibles, et les Tours noires pénètrent dans la position blanche via la colonne «f». Deep Blue va activer ses Tours et échanger ses Cavaliers, au prix de 2 pions faibles, donc inutiles. 34. … Tg2 35. Cce2 Txg4 36. Cxe6+ Cxe6 37. Cd4 Cxd4 38. exd4 Txd4 39. Tg1 Tc4 40. Txg6 Txc2 41. Txg7+ Rb6 42. Tb3+ Rc5 43. Txa7 Tf1+ 44. Tb1 Tff2 45. Tb4 Tc1+ 46. Tb1 Tcc2 47. Tb4 Tc1+ 48. Tb1 Txb1+ 49. Rxb1 Te2 Les Noirs possèdent une Tour active sur la seconde rangée, 2 dangereux pions passés liés au centre et un Roi mobile. Cela suffit pour faire nulle d'une part, et pour inquiéter les Blancs d’autre part. 50. Te7 Th2 51. Th7 Rc4 52. Tc7 c5 53. e6 Txh4 54. e7 Te4 55. a4 Rb3 55. ... d4 56. a5 d3 57. a6? Rb3 58. Txc5 Te1+ 59. Tc1 d2!, mais 57. Td7! 56. Rd1 nul.


Une variante compliquée pour produire la nulle, mais pour l'ordinateur, une note 0 (nulle) en vaut une autre.

La 5ème partie représente un sauvetage digne d'une étude, mais qu'est ce qu'une étude pour un ordinateur parallèle d'une telle puissance!


Kasparov,G - Deep Blue New York, Match (5) 1997.









34. Ch4 Activation du Cavalier sur f5, d'où il contrôlera d'importantes cases centrales noires. 34. ... Cc8 Même remarque que la précédente, pour la case d6. Aucun des 2 Cavaliers noirs n'est dans la possibilité de rejoindre la case forte d4. 35. Fd5 Les Blancs coupent la colonne "d" aux Noirs tout en centralisant leur Fou 35. ... Cd6 36. Te6 Pour éviter un 36.... Ce4. 36. ... Cb5! L'ordinateur recherche toutes les chances pour activer ses figures. 37. cxb5 Txd5 38. Tg6 Td7 39. Cf5 Ce4 40. Cxg7 Td1+ 41. Rc2 Td2+ 42. Rc1 Txa2 il n'est pas étonnant que Deep Blue recherche le gain d'un pion. 43. Cxh5 Cd2 44. Cf4 Cxb3+ 45. Rb1 Td2 46. Te6 c4 47. Te3 il semble que Kasparov avait trouvé cette position gagnante à 100%. Mais DP a vu plus loin! La prise du pion a2 au 42ème coup se retrouve justifiée. 47. ... Rb6 48. g6 Rxh5! 49. g7 Rb4! nul. Le Roi noir aide ses troupes pour un échec perpétuel dont les Blancs ne peuvent sortir.


Une vision trop matérialiste, opposée au dynamisme

La grande différence entre l'humain et la machine se trouve dans la vision globale de la situation, et non dans une vision au coup par coup. Cette vision globale s'allie également à une structuration de notre cerveau qui lui permet de fonctionner avec des méta-règles : des règles de règles de règles etc. Le dynamisme des figures pour une légère perte matérielle permet une initiative durable. L'ordinateur est incapable de résister au gain matériel, et l'activité de ses figures s'amenuisent dans la conservation du gain acquis. C'est là que la balance doit pencher en faveur de l'homme.


Kasparov,G - Deep Blue New York, Match (3) 1997.









19. Fh3 Dc7 20. Fg4 Fg6 21. f4 exf4 22. gxf4 Da5 23. Fd2 Dxa3 Un pion peu important en compensation de la colonne "b", du centre mobile et d'un Fou noir en h5 exclu du jeu. 24. Ta2 Db3 25. f5 Dxd1 26. Fxd1 Fh7 27. Ch3 Tfb8 28. Cf4 Fd8 29. Cfd5 Cc6 30. Ff4 Ce5 31. Fa4 Cxd5 32. Cxd5 a5 La machine s'avoue vaincue : elle cède la case b5, et avec elle toute chance de gain. Le Fou en d8 est du bois mort, et l'autre Fou a besoin de temps pour retrouver l'air libre. 33. Fb5 Ta7 34. Rg2 g5 35. Fxe5 dxe5 36. f6 Fg6 37. h4 gxh4 38. Rh3 Rg8 39. Rxh4 Rh7 40. Rg4 Fc7 41. Cxc7 Txc7 42. Txa5 Td8 et nulle 6 coups après.


NEW YORK du 4 au 11 mai 1997

DEEP BLUE 0 1 1/2 1/2 1/2 1 3,5
KASPAROV 1 0 1/2 1/2 1/2 0 2,5

Pascal Herb, Maître FIDE